24 janvier 2014

Lèse-Blaise : (2) Jean Blaise, culturel ou politique ?

Bizarre, cette page entière consacrée au Voyage à Nantes par Ouest France lundi dernier. Elle ne répond à aucune considération d’actualité : pas d’annonce pour l’avenir, à peine quelques éléments de bilan pour le passé. Cela ressemble à une pure opération de com’ institutionnelle, comme le signale d’ailleurs son titre « Ce qui se cache derrière Le Voyage à Nantes ».

Et ce qui se cache derrière « Ce qui se cache derrière Le Voyage à Nantes » paraît clair : cette page est une interview soft de Jean Blaise. Elle vise, semble-t-il, à souligner l’aspect « gestionnaire » de son rôle à la tête du Voyage à Nantes, peut-être pour tenter de gommer ses aspects politiques à l’approche des élections municipales. Oh ! bien sûr, l’article signale que Le Voyage à Nantes fait l’objet de critiques – y compris celles de La Méforme d’une ville. Mais il ne les mentionne que de manière rhétorique, pour les relativiser ou les désamorcer aussitôt, comme fait un avocat dans une plaidoirie.

Ce ne serait pas la première fois que Jean Blaise fait passer un message politique par ce canal. En octobre 2011, Ouest France avait publié sous la même signature un article relativisant les critiques de la Chambre régionale des comptes envers Estuaire. Le rapport de la Chambre était paru trois mois plus tôt ; la veille, en revanche, il avait fondé une intervention très critique d’Isabelle Loirat et André Augier au conseil municipal.

Car avant d’être un culturel, Jean Blaise est un politique. Les journalistes désireux de résumer sa carrière évoquent Les Allumées, le Lieu Unique, Estuaire, Le Voyage à Nantes… Ils se compliquent la vie. En réalité la carrière de Jean Blaise repose tout entière sur son engagement politique. Elle s’est jouée en cinq actes.
  1. En 1980, nanti d’une licence ès lettres et d’une petite expérience d’animateur socio-culturel, Jean Blaise débarque en Guadeloupe comme chargé de mission du ministère de la Culture, puis directeur d’un Centre d’action culturelle. Il ne tarde pas à se mettre les locaux à dos. « Nous avons dit et redisons au missionnaire culturel du gouvernement français de retourner en France dire à ses maîtres que les Guadeloupéens sont majeurs et capables de bâtir un projet d’animation culturelle et de le réaliser », gronde le patron de l’office municipal de la culture de Pointe-à-Pitre*. Jean Blaise tirera de cette expérience courte mais instructive la matière d’un petit livre, Culture et politique en Guadeloupe et Martinique**.
  2. En 1982, du temps d’Alain Chenard, Jean Blaise est recruté par la municipalité d’union de la gauche pour diriger la maison de la culture de Nantes. L’année suivante, la droite reprend la mairie avec Michel Chauty. A priori, il n’y a pas de lien de causalité entre les deux événements…
  3. …Néanmoins, Jean Blaise vit mal la décision des électeurs. « Le soir des élections on est entrés en résistance », a-t-il confié au Monde en 2008, ce qui pour un salarié de la ville ne dénote pas un grand respect du principe de neutralité. Il fait alors un choix capital pour la suite de sa carrière : il se met au service de Jean-Marc Ayrault, alors maire socialiste de Saint-Herblain. La gauche, au pouvoir depuis l’élection de François Mitterrand, se prépare à reprendre Nantes. Ouvertement, elle met les moyens publics au service de fins politiques. De bons connaisseurs décrivent ainsi la manœuvre : « Le ministère de la Culture dépêche en 1984 à Nantes, une mission chargée de mettre en place à partir des [communes] ralliées à la majorité politique nationale, un ‘Syndicat intercommunal pour le développement culturel’. Ces localités soutiennent ensuite la création du CRDC (Centre de recherche et de développement culturel). Il sera dirigé par Jean Blaise »***.
  4. Une fois Jean-Marc Ayrault élu maire de Nantes, en 1989, le plan se réalise. Jean Blaise revient à Nantes en vainqueur, toujours à la tête du CDRC, qui s’installe en ville. Il dispose de moyens considérables, à commencer par le Lieu Unique, qui lui est attribué en 1994. Il peut lancer Estuaire, dont il dit que « c’est incontestablement un projet de gauche ». Sa carrière est sur des rails.
  5. Cette carrière connaît pourtant un accident majeur en 2011. La Chambre régionale des comptes rend un rapport critique sur la gestion du CRDC/Lieu Unique pendant la période 2005-2009 (« l’activité du LU a connu un net décrochage », « le LU comptait en 2008/2009 à peine 2 400 abonnés contre plus de 3 500 en 2004/2005 », « la chambre invite l’association à plus de rigueur dans la gestion des licenciements », etc.). Elle manifeste aussi un net scepticisme à l’égard d’Estuaire 2007 et 2009. C’est le genre de rapport qui, ailleurs, conduirait sa vedette sur une voie de garage pour y attendre tranquillement la retraite (Jean Blaise vient alors de souffler 60 bougies). Pas à Nantes : Jean-Marc Ayrault, avant même que la Chambre régionale des comptes n’ait conclu ses travaux, promeut Jean Blaise en créant pour lui Le Voyage à Nantes ! On lui reproche d’avoir eu un peu de peine à gérer simultanément le Lieu Unique et Estuaire ? Il gérera désormais une structure bien plus importante et multiforme !
Ainsi, aucune des étapes de la progression hiérarchique de Jean Blaise n’est due à un succès professionnel ; toutes sont dues à des choix politiques.
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* Dany Bebel-Gisler, Le Défi culturel guadeloupéen, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 188
** Jean Blaise et al. Culture et politique en Guadeloupe et Martinique, Paris, Karthala, 1981
*** Magali Grandet, Stéphane Pajot, Dominique Sagot-Duvauroux, Gérôme Guibert, Nantes la belle éveillée : le pari de la culture, Toulouse, Éditions de l’attribut, 2010, p. 113

20 janvier 2014

Pourquoi accorder tant de place aux Machines de l’île ?

Certains commentateurs reprochent à La Méforme d’une ville de consacrer trop de place aux Machines de l’île. La critique n’est pas sans fondement. Cependant, cette insistance a ses raisons.

Le grand enjeu du mandat de Jean-Marc Ayrault aura été l’aménagement de l’île de Nantes. Le choix de cette appellation, déjà, le dénote. Quand les différentes îles de la Loire (Prairie au Duc, île Lemaire, île Cochard…) ont été réunies par remblaiement, à la fin du 19ème siècle, un nom a eu tendance à s’imposer pour l’ensemble du site, celui de l’île Sainte-Anne, qui en formait la pointe ouest. Le nom « île de Nantes » est une « évolution lexicale »* délibérée qui ne date que du début des années 1990. Si la municipalité Ayrault a rebaptisé l’île du nom de la ville entière, c’est qu’elle aurait voulu en faire le nouveau centre de l’agglomération.
Ce projet, en principe colossal, a été mené cahin-caha faute de leadership. À Nantes, « tout a changé en dix ans sans que personne ne prenne aucune décision », disait Chemetoff*. Le port de plaisance initialement prévu n’a jamais été réalisé. La Loire, objet étranger pour un maire rural et angevin, n'a jamais été mise en valeur. Le palais de justice a fermé la perspective depuis le centre-ville. Le projet de nouveau CHU, pas anecdotique pourtant, a soudain fait irruption au bout de plusieurs années et reste virtuel près de six ans plus tard. Le Hangar à bananes et le Nantilus, initiatives privées, se sont invités sans crier gare. Les transports en commun ont été pensés après tout le reste. Mais un élément au moins a été voulu avec constance : l’île devait faire de Nantes une destination touristique grâce à un équipement de prestige international. Cet équipement, ce serait les Machines de l’île. L’ambition n’était pas mince : présentant lui-même le projet au conseil de Nantes Métropole, le 18 juin 2004, Jean-Marc Ayrault faisait explicitement référence au musée Guggenheim de Bilbao.
L’ambition était belle. Le site des chantiers navals était cher au cœur des Nantais et parlait à leur imaginaire. Ouvert sur le fleuve, tout proche du centre-ville il se prêtait à des réalisations exceptionnelles. Certes, Jean-Marc Ayrault a vite compris qu'il avait fait le mauvais choix. Moins de quatre ans après l'inauguration des Machines, il a créé Le Voyage à Nantes qui, très officiellement, « a pour objectif de faire de Nantes une métropole touristique internationale », c’est-à-dire de remplir la mission qui leur était initialement dévolue. Il n’empêche que le rôle qui leur a été conféré, l’espace privilégié qu’elles occupent, les financements publics qu’elles réclament année après année, l’importance que leur accorde la communication municipale, la discordance énorme entre ce qu’on en dit et la réalité de leurs chiffres, tout cela justifie la place qu’elles tiennent dans un blog critique consacré à Nantes.
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* Laurent Devisme, La ville décentrée : figures centrales à l'épreuve des dynamiques urbaines, Paris, Éditions L'Harmattan, 2005, p. 174.

18 janvier 2014

Les Machines de l'île au rythme du Carrousel : (6) vers l’acharnement thérapeutique ?

Les Machines de l’île ont confirmé vendredi ce que Pierre Orefice et François Delarozière avaient laissé entrevoir mi-décembre : leur fréquentation s’est tassée en 2013. Oh ! bien sûr, on évoque encore un « record de fréquentation » : d’une année sur l’autre, le nombre de billets vendus a augmenté de 15.788 (+ 3,1 %). Mais en 2012, le Carrousel des mondes marins n’a été ouvert que pendant cinq mois et demi, à partir du 15 juillet. En 2013, il a été ouvert toute l’année. Pour maintenir le rythme de fréquentation de 2012, il aurait fallu vendre environ 630.000 billets. Pierre Orefice lui-même avait plusieurs fois évoqué un objectif réel de 600.000 billets. Il ne s’en est vendu en fait que 521.032.

Les éternels ravis s’en contenteront. Rappelons quand même que « billet » ne signifie pas « visiteurs » puisqu’il faut payer un billet pour chaque attraction visitée : Éléphant, Galerie, Carrousel. Ces 521.032 billets représentent quelque chose comme 370.000 visiteurs. Ce n’est pas beaucoup pour un pôle touristique situé en centre ville.

La contre-performance des Machines est d’autant plus sévère que l’activité touristique a progressé dans l’Ouest en 2013. Elle confirme que le choix imposé par Jean-Marc Ayrault en 2004 était mauvais : les Machines ne sont pas devenues un grand pôle d’attraction touristique. Pire : elles sont une très mauvaise affaire économique. N’ayant eu à payer ni leur emplacement ni leurs investissements, financés par la collectivité, elles peuvent consacrer tous leurs efforts à leur exploitation. Celle-ci devait « tendre vers l’équilibre » à partir de 2009. En réalité, leur déficit s’aggrave plus vite que leur fréquentation. Entre 2009 et 2012, les subventions supportées par les contribuables ont augmenté de 376 % !

Quand le nombre de visiteurs augmente, les subventions (en euros) augmentent bien plus encore !
Ce dérapage des subventions au profit d’un équipement qui devait au minimum équilibrer ses comptes n’est pas seulement absurde économiquement : il risque de poser un problème juridique. Les Machines sont gérées dans le cadre d’une délégation de service public. Le délégataire est censé les exploiter « à ses risques et périls ». La subvention versée par Nantes Métropole pour 2013 a-t-elle continué à augmenter ? On en serait alors au stade de l’acharnement thérapeutique.

10 janvier 2014

Anne de Bretagne mal honorée (1)


Hier, cinq centième anniversaire de la mort d’Anne, duchesse de Bretagne et deux fois reine de France, amie des arts et des sciences. La Bretagne de son temps la révérait. La Bretagne de notre temps lui rend hommage. Mais la plupart de ces hommages sont d’origine associative. La ville de Nantes ne s’y associe que du bout des lèvres, avec une brève exposition temporaire au château ce printemps.

Notre monde politique contemporain, si désespérément en quête de parité, préfère ne pas trop en dire sur une femme de grande influence et de grande culture. Nos édiles, si soucieux d’attractivité métropolitaine, ignorent prudemment un temps où Nantes était une capitale nationale et un centre intellectuel reconnu en Europe. Notre Voyage à Nantes, si prompt à proclamer sur papier glacé des babioles contemporaines, n’a pas imaginé mieux que deux heures de visite guidée.

Le Val de Loire organise cette année davantage d’hommages officiels à Anne de Bretagne que sa ville natale. On se disait que l’incroyable « année Jules Verne » de 2005, avec un musée Jules Verne fermé pour le centenaire de la mort de l’écrivain, était un loupé isolé. Et non. Le problème de Nantes n’est pas qu’elle manque d’histoire(s) à raconter. Le problème, ce sont les hommes.

02 janvier 2014

Le canard d’Estuaire 2007 était un précurseur

On se souvient du canard jaune d’Estuaire 2007, vedette d’un épisode grotesque : gonflera, gonflera pas ? Eh !, finalement, gonflera pas… Lui aussi qualifié d’« œuvre d’art », et produit par le même Florentijn Hofman, un petit frère du canard s’est couvert de ridicule à Taiwan avant-hier. Vedette putative de la Saint-Sylvestre, il s'est fendu en deux dans le port de Keelung devant une foule consternée. Le Huffington Post a mis en ligne une vidéo de l'épisode fatal.

Certains assurent que l’enveloppe de matière plastique du canard aurait été percée par les serres d’un aigle. Estuaire 2007 n’avait pas songé à incriminer les mouettes.

L’année 2013 aura vraiment été une annus horribilis pour les produits d’Hofman. Fin octobre, un autre canard jaune avait connu le même sort à Taoyuan ; cette fois, on avait accusé une coupure de courant provoquée par un petit tremblement de terre. Au mois de mai, un précédent exemplaire s’était dégonflé dans le port de Hong Kong.

Les organisateurs d’Estuaire 2007 se sentent sans doute un peu moins seuls aujourd’hui. Moins seuls, mais pas quittes. Fin décembre 2008, Jean Blaise déclarait avoir engagé une action judiciaire pour récupérer l’argent des contribuables englouti avec le canard. Plus de six ans après les faits, pas de nouvelles. Quand les comptes d’Hofman seront-ils enfin réglés ?